Lors d’un séjour au Maroc j’ai eu la chance de découvrir les Toilettes Traditionnelles Berbères.
Pratique séculaire très répandue dans la riche et fertile vallée du Draâ, ce système en parfaite adéquation avec les conditions locales permet de réintroduire dans les cycles agricoles ce que nous prélevons à la nature pour notre alimentation. À Tamegroute, Zagora et dans les villages alentours, j’ai rencontré des habitants qui m’ont aimablement renseigné et promené. Enquête et informations recueillies en quelques jours auprès d’un nombre réduit de personnes, donnent à cet article une simple valeur de témoignage. Les données techniques viennent d’une source unique [1]. Toute information permettant de confirmer ou au contraire de contredire ce qui suit sera la bienvenue, plus les sources sont variées, plus l’information a de chances d’être objective.
Dans le sud du Maroc il existait diverses manières et lieux pour se soulager :
- pour les nomades et dans les petits villages les besoins se faisaient dans la nature. Dans le meilleur des cas les excréments étaient recouverts par la terre à proximité.
- dans certains villages plus importants un petit balcon en surplomb et en excroissance du mur d’enceinte, accessible depuis la rue ou les maisons mitoyennes, permettait de se soulager hors du village sans en sortir. Il était procédé régulièrement à un ajout de cendre et de terre, des murs de contention d’environ un à deux mètres de hauteur permettaient de ne pas éparpiller les matières et de les utiliser en agriculture une fois hygiénisées.
- dans de nombreux villages situés dans la vallée du Draâ existait la Toilette Traditionnelle Berbère (TTB) appelée kanif à Tamegroute mais qui pourrait aussi porter des noms comme amkhar (ou amrrar), cheikhdar, almekhad [2] … La TTB fait partie intégrante des constructions de 2 à 3 étages, son existence aurait au moins 4 siècles comme certaines des maisons qui l’abritent.
Découvrir le principe de fonctionnement de ces toilettes a été passionnant, voici le fruit de mes investigations.
La défécation s’effectue accroupi au dessus d’un simple trou, les matières chutent dans une chambre construite lors de l’édification de la maison. Cette chambre est de dimension variable suivant la taille de l’habitation et le nombre d’utilisateurs qui peut varier de 8 à 16 personnes, parfois plus lorsque les trous de toilette de deux familles aboutissent dans la même chambre de rétention. La surface au sol de cette chambre peut varier de 4 à 9 m². Mais il existerait des chambres de 1 m². La hauteur de la chambre peut varier de 2 mètres, lorsque la pièce de défécation est situé au premier étage, à 5 mètres lorsque le trou est situé sur le toit-terrasse. Le nettoyage anal se fait au moyen d’un caillou rugueux ou d’un petit bloc d’argile aggloméré ramassé au retour du champ et posé à coté de la toilette. Le bloc est jeté d’un geste franc dans le trou, dans le cas de l’argile le choc contre un filtre-tamis va l’émietter et le disperser à la surface.
C’est une des idées particulièrement remarquables de ces TTB, l’ossature des étages de la maison (chevrons à faible écartement, 20 à 35 cm) est conservée dans la chambre
de rétention. Le palmier mâle est préférentiellement utilisé en raison de sa longévité et de son imputrescibilité. Le treillis de roseaux serrés, qui dans les autres pièces va recevoir le mortier de terre du sol, est remplacé dans cette chambre par un tressage aéré (écartement inférieur à 20 cm) appelé filtre-tamis. Il y a autant de filtres que d’étage entre le sol de la toilette et l’ouverture de vidage de la chambre, niveau rue. Tout ce qui chute par le trou va être éclaté et dispersé à la surface de la chambre [3] et permettre ainsi oxygénation et mélange des divers éléments.
Les liquides admis dans la chambre sont l’urine [4] et une bouillie, composée de 1,5 à 2 kg de chaux vive mélangée à 10 ou 20 litres d’eau versée par le trou à périodicité de 15 à 20 jours. Y sont versés quotidiennement les restes de la théière, les cendres et charbon de bois de la cuisine, la terre de balayage de la maison (de 1 à 2 kg/jour), les restes de repas et cuisine ne servant pas à nourrir les ânes, moutons … Les peaux d’orange sont particulièrement bienvenues, réputées pour dégager du gaz, favoriser l’oxygénation et diffuser une bonne odeur.
La chambre est vidée lorsque le niveau atteint le dernier filtre,
la périodicité allant de 4 à 8 ans. Le produit est apporté en bord de champ où il va séjourner encore de 6 mois à 1 an avant d’être épandu en surface. Il est utilisé pour les palmiers, les céréales (blé, avoine…), la tomate, les courges. On préfère le fumier de mouton pour les légumes feuilles et racines. Un chargement [5] de produit de TTB se vend 1500 dirham [6] contre 2500 dirham pour la même quantité de fumier de mouton.
Plusieurs personnes de Tamegroute, Tagonit et Zagora m’ont dit avoir abandonné sans regret les TTB pour des toilettes modernes (WC) à cause des mouches, des odeurs et de pseudo risques sanitaires [7]. Au cours de la discussion j’ai compris que dans ces foyers les ajouts n’étaient pas maîtrisés - pas de cendres pour cause de passage à la cuisine au gaz, pas de peaux d’orange, pas de bouillie de chaux - contrairement aux TTB en service que j’ai visité et dont les usagers avaient conservé les pratiques traditionnelles.
Les WC ont pris le dessus, un modèle turc à petit siphon et sans chasse, on verse juste un peu d’eau, pas forcément après chaque usage, quand l’habitation est équipée d’une douche la vidange y aboutie généralement. Dans toutes les toilettes familiales à eau que j’ai utilisé j’ai remarqué une odeur d’ammoniac et la présence de mouches…
À Tamegroute j’ai vu une « station d’épuration » collectant les eaux usées de 45 familles. Composée d’un grand réservoir étanche (étanche jusqu’à quand ?) et de trappes de visite, le contenu est pompé périodiquement par un camion qui fait des navettes pour aller le répandre dans le désert. Cette station est en bordure de la palmeraie.
À M’Hamid, Tamegroute et Zagora j’ai vu des puits perdus en construction [8], les bâtisseurs n’avaient pas conscience que les cailloux mis dans le puits n’allaient pas retenir les virus ou autres organismes très petits, pas plus que les molécules de synthèse. La structure argilo-sableuse du sol devrait, au moins un certain temps, limiter les dégâts et empêcher le passage à la rivière située parfois à moins de 100 mètres de distance (M’Hamid). Dans certains cas le fond du puits perdu doit se trouver au niveau du lit ou des nappes d’accompagnement.
Les maisons en terre, qui demandent de l’entretien après les rares pluies, sont abandonnées au profit de maisons en parpaing et béton qui sont réputées plus robustes et « propres ». Dans la même logique l’usage des TTB est en train de se perdre [9] au profit des WC.
Même si tous mes interlocuteurs ont reconnu l’intérêt agronomique et financier des résidus de TTB, j’ai eu le sentiment que le désir d’accéder à l’image de modernisme, et les WC en font partie, prenait le pas sur la raison.
Cette image de modernisme, très discutable et discutée aujourd’hui, fait de véritables ravages dans des pays qui aspirent à se développer. L’illusion de l’argent facile et d’une consommation sans limite, importée aussi par le tourisme, aspire les populations autochtones vers un modèle aboutissant à la perte de leurs techniques traditionnelles et de leur autonomie alimentaire. Le colonialisme continue à sévir sous sa forme moderne. La raison impliquerait d’arrêter l’exploitation des richesses naturelles et des populations, de cesser de privilégier le profit immédiat personnel à l’intérêt collectif à long terme, d’en finir avec le pillage de la planète sans préoccupation pour les générations futures ni projection dans l’avenir.
La reconnaissance et la valorisation des Toilettes Traditionnelles Berbères, intimement lié à la polyculture et à l’élevage de proximité, font intégralement partie des avancées vers un avenir « durable ».